En pleine guerre des tranchées, le 8 novembre 1916, l’État français décide de missionner des artistes volontaires, dégagés de leur obligation militaire (c’est-à-dire d’âge mûr). D’une durée d’un mois, ces missions devaient permettre de documenter la vie au front tout en constituant pour l’État une collection de tableaux d’histoire. C’est dans ce contexte que Félix Vallotton, artiste nabi reconnu, rejoint les lignes de feu en juin 1917. Là, frustré de ne pouvoir combattre, il tient son Journal et dessine des croquis à partir desquels il peindra, à son retour à Paris, quatorze toiles dont celle-ci.
Sa composition fut esquissée lors d’une visite au camp de Mailly dans la Marne, où il fut accueilli avec ses compagnons par le général Maitrot. Vallotton précise dans son Journal : « On nous a servi les Sénégalais dans leurs exercices, danses, jeux. » Posés sur un fond uni très clair, les soldats sénégalais au repos, dans des poses souvent nonchalantes, sont étagés sur les différents plans du tableau, creusant l’espace pour donner une illusion de perspective. Les lignes rigoureuses des baraquements soulignent encore cet effet. Implacable dans sa structure et synthétique dans son dessin, cette peinture vaut aussi pour son jeu de contrastes de couleurs : la peau intensément noire des soldats répond au sol crayeux du camp ; les chéchias rouges tranchent avec les uniformes kaki ; au premier plan l’alternance de la chéchia bleu, de la terre blanche et de la chéchia rouge joue ironiquement avec les couleurs du drapeau français.
Mais, ce qui surprend probablement le plus dans une telle œuvre est son apparence paisible, sa sérénité. Les armées de la Triple-Entente viennent pourtant de subir les violentes offensives d’avril et de mai 1917 sur le front de l’Aisne et de la Champagne. Les soldats se rebellent contre leurs états-majors donnant lieu à de nombreuses mutineries. C’est peut-être cette lassitude des soldats que Vallotton cherche ici à retranscrire : ce combat des forces coloniales sur une terre loin de chez elles et dont elles ne perçoivent pas l’issue. Mais Vallotton exprime peut-être aussi sa propre incapacité à représenter l’horreur de la guerre, qu’il a pourtant approchée de près. Sur les quatorze toiles qu’il présente à l’exposition Peintres aux armées au musée du Luxembourg en octobre 1917, Soldats sénégalais au camp de Mailly est une des seules où des soldats sont effectivement là. Les autres représentent essentiellement des paysages. Finalement, c’est l’indifférence de la nature face à la violence de l’homme que décrit Vallotton. Cette douloureuse expérience du front le pousse même à questionner, dans son Journal, le sens de la peinture: « Alors que les hommes souffrent, se battent, que signifie l’acte de peindre ? »